Un rêve étrange

En se réveillant ce matin, Dame Kyoni n'a pas compris ce qui se passait en elle.

Elle a rêvé, longtemps, ou plusieurs fois, et ce rêve, ou ces rêves la hantent encore tandis qu'elle s'affaire dans le magasin, rangeant sans trop y prendre garde des bougies laissées par Jehann.

....je suis dans une forêt luxuriante...

non... ce n'est pas moi, c'est une jeune femme, qui me ressemble mais pas vraiment, plus petite, plus fine, de vrais pieds, mais la même coupe de cheveux...

oui.... une queue de cheval... mais les siens sont roux, d'un beau roux profond comme je n'en ai jamais vu chez celles de ma race.... je m'accroupis...

non, ce n'est pas moi, c'est la jeune femme... mais je ressens très fortement ce qu'elle ressent, du moins j'en ai le sentiment... elle se penche, s'accroupit, elle cueille, elle chantonne, elle semble heureuse, comme... comme pleine de ... pleine d'un sentiment que je ne connais pas...

oui, un sentiment très fort.... elle saute, virevolte, rit.... elle atterrit devant un homme.. grand, fort, de longs cheveux blancs dorés flottant sur ses épaules, il sourit en la voyant arriver... ce regard... il est... il l'aime, oui, ou... ou quelque chose de cet ordre... ça doit être cela ... il est plus grand qu'elle, des yeux verts brillants, de très longues oreilles.... un elfe... un elfe de sang...

je l'aime aussi, cet homme, mais je ne dis rien, je souris aussi... je sens que j'ai envie de me pencher pour l'embrasser tendrement, mais je ne le fais pas.... je ne peux pas, même si cette envie est très forte... pourquoi ? ....

embrasse-le, embrasse-le ! ce sera si doux... j'en suis sûre... non, ce n'est pas moi, ce n'est pas moi, mais je ressens tout cela très intensément... l'homme me dit qu'il faut y aller, je hoche la tête, nous marchons vers un bâtiment....

drôle de bâtiment, entièrement ouvert aux vents.... des rideaux bleus flottent devant les ouvertures... des gardes passent devant nous, ils sont habillés de rouge et d'or, l'homme les salue... les gardes s'arrêtent, nous parlent... nous sommes respectés...

l'homme me fait un signe de tête.. nous reprenons notre marche... il parle d'un voyage, je ne comprends pas tout... dans les herbes alentour des grands oiseaux de couleur fauve vont et viennent.. je vois une fleur, je cours, je vole vers elle, je la cueille, j'aime sentir son parfum, je...

non, ce n'est pas moi, c'est elle... je ne la connais pas... et pourtant elle m'habite, je la comprends... j'aimerais...

Des bougies sont déplacées sans que Kyoni ne sache trop s'il faut les mettre içi ou là. Elle a la tête ailleurs.

... j'aimerais ressentir encore en moi ce qu'elle ressentait devant cet homme... oui... j'aimerais beaucoup... mais ce n'est pas moi, ce n'est pas moi... comment ce fait-il que je ressente tout cela aussi bien... qui est cette jeune femme... et cet homme... qui sont-ils ? ...

Kyoni soupire et pose une nouvelle bougie sur l'étagère, étonnée de voir que la caisse est vide.

... où suis-je, moi... je dois me reprendre.. tout cela n'est qu'un rêve... un rêve stupide qui n'a aucun sens... tu ferais mieux d'aller voir Jehann et d'organiser le prochain départ de marchandises... sois concrète, Kyoni ! reprends toi et cesse de rêvasser... allez... en route....

Un dernier regard vers les étagères remplies et colorées de bougies parfumées et elle quitte le magasin.

Le Capitaine attendait la Chancelière à l'entrée du magasin, surveillant discrètement les passants, plus par automatisme que par nécessité...
Malgré ses yeux parcourant la foule, son esprit se met à s'évader... à repenser à ce rêve, celui de la nuit dernière...

Bel endroit...

Je me demande pourquoi il est dévasté... non, je le sais, c'est à cause du prince félon... d'ailleurs, je passe devant ce qui était ma maison autre fois...
Non... ce n'est pas possible, j'ai toujours vécu à Brumegarde ! Et puis... ces mains sont trop fines pour être les miennes... ces bras trop faibles... oui, je me sens faible...
Et pourtant, cette puissance afflue en moi... qu'est-ce donc ? C'est si noir... et pourtant, si réconfortant... tant de pouvoir dans un être si frêle... il est certain qu'il ne faudrait pas se fier à mon apparence, il va sans dire que je puis écraser n'importe qui...
Cette rouquine par exemple, qui tourne autour de moi, depuis tout à l'heure...
Pourquoi est-elle là ? Et pourquoi je la regarde comme cela ? C'est vrai qu'elle a quelque chose dans son regard... si captivant...
c'est elle... C'est Mon Elle... C'est sans doute pour cela que je ne cesse de fixer ses lèvres...
Pourquoi je ne l'embrasse pas ? Ah, mais ce n'est pas moi, c'est l'autre... n'est-ce vraiment pas moi ?
Non... c'est certain, je n'arrive pas à l'embrasser...
Que fais tu ? Que fais-je ? C'est moi ? Et comment je sais ça ?
Il lui dit, je lui dis, à Elle, pas à moi même, que nous devons partir, oui, nous partons...

La Chancelière sortant du magasin, le Capitaine reprend possession de ses esprits, et emboîte le pas de Kyoni.

En sortant, Kyoni s'étonne de voir le Capitaine dans la rue. Elle reste un moment sur le pas de la porte, sans rien dire.

... que fait-il là ? ... nous avions rendez-vous ? ... pourquoi a-t-il l'air absent ? ...

Elle s'avance vers lui, retrouvant peu à peu son attitude habituelle, mais elle ne peut s'empêcher de détailler son visage.

... tiens... je n'y avais pas pris garde... ses cheveux sont comme les miens, noirs comme cendre, et coiffés d'une queue de cheval.... c'est curieux... je ... toujours cette campagne luxuriante….. ses cheveux tombant sur ses épaules .. ils sont si clairs… et cette prestance… une majesté que je connais pas….

Elle repart vers sa rêverie, comme happée par les images de la nuit, oubliant où elle se trouve un court instant.

…. Des rires… des personnes rient, fort, c’est curieux, je ne reconnais pas ce genre de voix, comme… hautaines, ou sûres d’elles, surtout celles des hommes.. mais ce sont des rires chaleureux, heureux… pourquoi je ne m’en approche pas…

... une fête, c’est une fête… ils boivent, ils dansent, ils rient, mais je ne suis pas invitée à cette fête… je reste en arrière, c’est mon monde pourtant, non, ce n’est pas le mien, c’est le sien…pourquoi se sent-elle aussi éloignée ?... elle doit partir ? ….

... Je me retourne, il me regarde, lui non plus ne s’est pas approché de la fête… il me regarde, j’aime ce regard.. ces gens ne comptent pas plus pour lui que moi…. C’est moi qui compte dans ce regard, c’est une évidence… mais il a peur pour moi, il craint quelque chose, ou il en espère une autre…je ne sais… il a peur de me perdre peut-être ? … j’aime ressentir cette crainte… ce sentiment me remplit…

... non, ce n’est pas moi, c’est elle… elle, toujours elle… moi je ne connais pas ce sentiment là… non… je ne le connais pas… je suis seule et …

Kyoni n’a pas vu que le Capitaine l’attend sans bouger. Elle le cogne et rougit fortement.

Oh ! … pardonnez-moi, je… je songeais aux… à "Ses" dernières paroles lors de la dernière réunion… cette histoire de rencontre essentielle à venir… je …. Je me demande de quoi il a voulu parler…

Un regard étonné accueille la bousculade de la Chancelière, puis se perd dans les grands yeux de Kyoni...

Le félin bondit sur moi ! Vite ! Lève ce foutu bouclier ! Je n'en ai pas ! Esquive le ! Vite !
Je tombe à la renverse, il est sur moi, il pèse une tonne...
Je vais mourir.. je le sais maintenant, égorgé par ces longues dents...
Le poids sur ma poitrine disparait, un bruit sourd à ma droite, je penche la tête...
Il est là, le félin, raide mort.
Je reprends mes esprits, sans comprendre...
Et je la vois, Elle, je vois ses mains, dépeçant la carcasse encore chaude de cette vie qui vient de quitter l'animal...
Je vois sa poitrine, se soulever, au rythme de son cœur qui bat lentement...
Le mien bat si vite...
Puis je vois ses yeux, son beau sourire...

Affichant un sourire béat, le Capitaine reprend ses esprits, devant une Chancelière rougissante.

Je viens de fixer la Chancelière ! Je l'ai gênée ! Elle est rouge ! Comment ai-je osé ?
Je.. hum.. je ne me sens pas très bien Chancelière, je vais vous laisser continuer votre inspection... à plus tard !

Sans autre mot dire, Holdir se précipite à la maison du Conseil, méditer sur ce rêve qui le hante.